Mots de passe : Barbare
Mots de passe : Barbare

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jeudi 8 décembre 2022
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Barbare ? Vous avez dit barbare ? Comme c'est barbare ! Barbare, le mot est fort. Barbare, c'est le mot qui n'était pas un nom. Le barbare, c'est même celui qui n'a pas de langage. C'est celui qui n'articule pas, qu'on ne comprend pas,qui ne fait que des borborygmes. Le barbare, ce sauvage, ce vandale, ce gothique, est un terme bien baroque. 

Comment peut-on être barbare ? De quelle civilisation le barbare est-il le NON ? On connaît la fameuse sentence de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss : le barbare, c'est d'abord celui qui croit à la barbarie. Comme disent les enfants, donc : c'est celui qui le dit qui l'est. 

Invitée : Barbara Cassin, directrice  de recherche au CNRS, philologue, philosophe, membre de l'Académie française. L'Effet sophistique, Gallimard, 1995 ; Le Bonheur, sa dent douce à la mort, Fayard, 2020 ; Eloge de la traduction. Compliquer l'universel, Fayard, 2022.

Références citées : 

Nicole Loraux, La Grèce hors d'elle et autres textes. Ecrits 1973-2003. Texte établi par Michèle Cohen-Halimi, Préface de Jean-Michel Rey, Klincksieck, coll. "Critique de la politique", 2021.

Parménide (VIe-Ve siècle avant J.-C.), Poème de l'être.

Gorgias (vers 480 av. J.-C./vers 375 av. J.-C.), Traité du non-être. 

Platon, Ménéxène.

Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Conférence donnée à l'Unesco, en 1952. Extrait.

« L‘attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères.

Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de « barbare » ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de « sauvage » dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot « barbare » se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et « sauvage », qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas. on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.

Ce point de vue naïf […] recèle un paradoxe assez significatif. Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain - l’histoire récente le prouve - qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente.

L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion – les « bons », « les excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus - ou même de la nature - humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes » de « terre » ou d’ « œufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. 

Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des Blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction. Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d‘abord l’homme qui croit à la barbarie. »

J.R.R. Tolkien, Annexe F du Seigneur des Anneaux : 

« Il est dit qu’ils n’avaient pas de langue qui leur soit propre, mais qu’ils prenaient ce qu’ils pouvaient des autres langues et le pervertissait à leur contentement ; pourtant ils ne créèrent que des jargons brutaux, à peine suffisants même pour leurs propres besoins, sauf quand il s’agissait de malédictions et d’insultes. Ces créatures [...] développèrent rapidement autant de dialectes barbares qu’il existait de groupes ou d’établissements de leur race, ce qui fit que le parler orquien leur était de peu d’aide pour converser de tribu à tribu. »

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