L'HEBDO — Morgan Noam Lucas : ASMR anti-transphobi...
L'HEBDO — Morgan Noam Lucas : ASMR anti-transphobie

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Magazine
Société
vendredi 7 juin 2024
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Le thérapeute et militant trans Morgan Noam est notre invité cette semaine à l'occasion de la parution de "Ceci n'est pas un livre sur le genre", et pour revenir sur la mobilisation anti-transphobie en cours partout en France.

J’ai une confession à faire : j’avoue que parfois je cède un peu à la fatigue. Ça m'arrive de me dire que ça ne sert à rien. Qu’on peut se battre, discuter, éduquer tout ce qu’on veut : le monde cisgenre ne veut ni entendre ni apprendre. Mais récemment, il y a un livre qui m’a fait beaucoup de bien.

Vous connaissez peut-être déjà son auteur, ou entendu sa voix moelleuse dans des vidéos drôles et ludiques qui debunkent depuis trois ans tous les mensonges qu’on racontent sur la communauté transgenre via ses comptes Instagram et TikTok, ou lors d’une prise de parole lors de la mobilisation contre la transphobie du 5 mai dernier. Son contenu est personnellement devenu mon ASMR quand j’ai besoin d’être rassuré, de me rappeler que des personnes censées existent dans ce monde.

Et si ce livre m’a fait un bien fou, c’est parce qu’il m’a permis de reprendre toutes les bases. Surtout sur des terrains où je me sens moins légitime, comme les sciences, la biologie, l’anatomie — j’ai fait L au lycée, quoi... Il m’a permis de faire un tri, de hiérarchiser les infos. Il m’a aussi enlevé un poids énorme parce que je sais que je pourrai non seulement le référencer dans des conversations mais aussi tout simplement en recommander la lecture plutôt que d’assumer le travail émotionnellement taxant d’expliquer aux gens pourquoi les personnes trans existent et ont le droit d’exister.

Cette semaine, on a la chance de recevoir le thérapeute et militant Morgan Noam Lucas, organisateur de la Riposte transféministe ET auteur du livre-événement Ceci n’est pas un livre sur le genre, publié le 3 avril dernier aux éditions Hachette par le label féministe Les Insolentes.


Le Lobby : Je me doute que tu dois être bien occupé en ce moment avec la promotion de ton livre, la coordination de la Riposte trans, ton métier de thérapeute et de consultant et la création de contenu à tes heures perdues. Comment vas-tu? 

Morgan Noam : Épuisé, épuisé. Mais ça va, on se reposera plus tard. Là, il y a des urgences à traiter. Donc je suis vraiment ravi de pouvoir à la fois parler de mon livre et à la fois parler de sujets qui me tiennent à cœur autour du genre et des transidentités. 

Le Lobby : Je voulais commencer par revenir sur la genèse du livre. Qu'est ce qui a impulsé son écriture et quand est venu le titre du livre? 

Morgan Noam : Moi j'avais pas du tout prévu d'écrire un bouquin. Je cherchais pourtant, quand j'ai commencé à m'intéresser à toutes ces questions de genre, un livre en français qui regrouperait pas mal de thématiques pour vraiment comprendre tous les contours de ce sujet là. Et je trouvais 1000 et un essais féministes, queer qui parlent de thématiques particulières, mais je n'ai pas trouvé de manuel, de livre-guide qui reprenait un petit peu les bases pour pouvoir nous accompagner sur notre cheminement. J'en ai trouvé beaucoup en anglais, mais pas en français et je me suis dit que ce serait bien qu'un jour quelqu'un écrive un bouquin de ce genre, mais jamais en me disant que peut-être ce serait moi. Et début 2021, il y a eu mon éditrice, Sophie Nanteuil, avec qui j'avais déjà bossé sur le livre Histoires de Coming Out, qu'elle avait co-écrit avec Baptiste Beaulieu, où j'écrivais des encadrés psy, qui a eu un rendez-vous avec les éditrices d'Hachette, avec le label Les Insolentes, et à qui elle a pitché un livre de vulgarisation sur toutes les notions de genre. Et voilà elle a dit “J'ai un auteur à vous présenter. C'est lui qui doit écrire ce livre.” Et donc elle m'appelle. Elle me dit “écoute, j'ai eu un rendez-vous, j'ai pitché ton livre”. Je lui dis “Quel livre ?” Et elle me dit “Bah le livre que tu vas écrire parce que y'a que toi qui peut écrire ce bouquin là. J'ai confiance en toi. On a rendez-vous à la fin de la semaine, tu me fais un plan détaillé et on y va et tout va bien se passer.” Et du coup, bah j'étais un peu décontenancé. Je l'ai suivi parce que je me suis dit “Est-ce que dans ta vie une opportunité comme celle-là va se représenter ?” Et même si je me suis dit oh, ça va être peut-être un peu de travail, bon bah je me suis lancée quand même et j'ai bien fait. Et ça m'a pris trois ans d'écriture.

Et par rapport au titre, “Ceci n'est pas un livre sur le genre”, on a épuisé pas mal de titres mais aucun ne convenait vraiment. Et un jour, j'ai eu une épiphanie et c'est un peu grâce à Magritte, donc avec son œuvre Ce n'est pas une pipe. Voilà, quand j'ai essayé de comprendre finalement ce qu'il y avait derrière ce tableau là, l'idée du peintre, c'était de se dire que ce n'est pas une pipe, c'est le regard qu'on pose sur cet objet. Et s’il y a bien un sujet sur lequel on porte beaucoup de regards, mais surtout des regards assez ignorants finalement, c'est le sujet du genre. Et du coup, mon ambition, c'était vraiment de pouvoir apporter des informations vérifiées, que ce soit scientifiques, politiques, anthropologiques, sur le sujet. Et “Ceci n'est pas un livre sur le genre”, parce que c'est un livre sur tellement d'autres choses. C'est un livre qui parle du rapport à la langue, du rapport à la santé, à l'urbanisme. Voilà, on passe par plein de choses différentes. Et puis je me suis dit, surtout, si jamais, on n'est pas à l'abri, un ou deux réacs passent devant et se disent ““C'est pas un livre sur le genre,” peut-être que je vais l'ouvrir” et apprendre deux trois petits trucs en attendant.

Le Lobby : S’ils dépassent le côté un peu arc-en-ciel de la couverture ! (rires)

Morgan Noam : Exactement, je n'ai pas pu m'empêcher de mettre un petit drapeau du Lobby quand même ! (rires).

Le Lobby : La librairie Les mots à la bouche a décrit “Ceci n'est pas mon genre” comme un livre-manuel-compagnon, ce que j'ai trouvé vraiment très juste, et je me suis beaucoup reconnu dans ça. Parce que c'est un livre qui fait pas moins de 339 pages. C’est 339 pages de pistes, de questions, mais aussi d'exercices à réaliser par lea lecteurice. J'imagine que ça a été un compagnon aussi pour toi pendant trois ans en fait, parce que tu as dû dormir avec ce livre en tête tous les soirs, mais c'est aussi un compagnon pour nous quand on le lit, parce que ça prend quand même un certain temps. En fait, c'est surtout que ça nous oblige, enfin, ça nous oblige. On n'est pas obligé.es, mais ça nous invite à nous poser, et à nous poser des questions, à réaliser des exercices. Et moi, je voulais te demander comment tu as conçu ces exercices ? 

Morgan Noam : Alors en fait, l'ambition de ce livre là, c'est surtout de détricoter et de vous accompagner à désapprendre toutes les vérités absolues qu'on vous a présentées sur ce sujet pour pouvoir co-construire ensemble quelque chose de plus juste. Et du coup, je me suis inspiré des formations que je donnais où la première partie de la formation, c'est vraiment les faire travailler sur leur propre rapport au genre, le sujet, mais aussi au genre, le leur, leur identité, leur expression. Et je me suis dit que, au-delà d'apporter des connaissances théoriques, ce bouquin là, j'avais surtout envie qu'il puisse être un outil d’empouvoirement. Parce que je comprends du coup un peu mieux ces sujets là. Mais surtout, je me comprends mieux, moi. Et à partir du moment où on a cette connaissance un petit peu plus fine de son identité, j'ai l'impression que ça nous permet d'avoir un petit peu plus de pouvoir sur sa vie et sur son identité, d'essayer de faire le distinguo entre ce qui m'a été appris, ce qui m'a été donné comme injonction par rapport à mon genre et mes véritables désirs, mes appétences, ce que je veux pour moi et ce que je ressens. Et du coup, l'ambition de ces exercices était de pouvoir permettre ça. Et ce n'est pas que des exercices sur le genre. Si vous vous le procurez, vous verrez, c'est vraiment des exercices aussi sur comment être un bon allié, ou comment checker ses privilèges, ou se comparer à l'homme standard. L'idée, c'était vraiment de pouvoir ouvrir le sujet et de faire en sorte d'être un meilleur allié, d'avoir de meilleures connaissances par rapport à tous les enjeux de justice sociale. 

Le Lobby : En plus de sa dimension très ludique, ce qui est immédiatement apparent quand on commence la lecture, c'est la douceur de ton ton, la pédagogie, et tu le revendique d'ailleurs, dès l'entrée dans le livre, le résumé du livre qu'on peut lire sur Internet, c'est : “Des questions qui semblent compliquées, trouveront des réponses simples, basées sur des faits scientifiques, historiques et sociologiques. Ici, pas besoin d'être déjà expert.e pour découvrir pas à pas comment l'histoire de l'humanité a été construite et conter jusqu'à se confondre avec votre propre identité.” J'ai eu la sensation en te lisant qu'il y avait, entre autres, une réelle volonté de déculpabiliser. Quand est ce que cette idée est rentrée en compte pour toi et pourquoi? Et quel public envisageais-tu principalement pour ce livre? 

Morgan Noam : Alors j'avais un peu envie d'écrire un livre pour toutes les personnes qui vont pas forcément, nécessairement, directement, au rayon féminisme, genre LGBT, de leur librairie, et qui pourraient pour autant être intéressées par toutes ces thématiques, mais juste pas savoir par quel bout le prendre. Qui entendent des trucs aux infos, qui voient des trucs passés sur internet mais à qui il manque des clés pour vraiment pouvoir s'approprier ce sujet là. Et donc, bien évidemment que ce livre, je l'ai écrit pour mes adelphes, mais je l'ai aussi écrit pour les personnes qui les accompagnent, ou tout simplement pour les personnes qui vivent à leur côté au sein de la société pour qu'iels puissent être mieux compris. J'ai essayé, en tout cas, que ce soit suffisamment accessible pour des personnes un peu novices sur ce sujet-là et en même temps que ce soit suffisamment fourni pour des personnes qui sont déjà un peu familiarisées avec ces thématiques. Et donc du coup, mon ambition a vraiment été de me dire, encore une fois c'est cette expérience de formation, où la première chose que je dis quand je rencontre un nouveau groupe que je forme, c'est “OK. Aujourd'hui, on n'est pas là pour faire la police du langage. Je ne suis pas là pour juger ce que vous allez m'apporter, pour juger des questions que vous allez me poser. Parce que je pars du principe que l'ambition, c'est de créer un espace dans lequel vous allez pouvoir vous sentir suffisamment en sécurité pour pouvoir justement déposer toutes vos interrogations sur le sujet.” 

Le Lobby : Je sais que dans ta pratique de thérapeute, tu accompagnes notamment des parents dans leur accompagnement de leur propre enfant LGBT. Et donc justement, tu ouvres le livre “Ceci n'est pas un livre sur le genre” par une proposition, celle de laisser les jugements de côté pour mieux recevoir le contenu du livre. Est-ce que tu as eu des retours de personnes qui ont réadapté leur perspective après la lecture de ton manuel? 

Morgan Noam : Alors oui, les retours des lecteurices sont hyper chouettes. Je suis ravi des messages que je reçois et surtout je suis ravi que les gens prennent de leur temps pour m'écrire après leur lecture. Je trouve ça hyper précieux. Parce que ce livre-là, je l'ai pensé, je l'ai lu, relu, relu. Moi il me soule. Mais du coup,de pouvoir avoir le retour des personnes à qui il appartient, bah ça me fait vraiment plaisir. Et donc oui, j'ai reçu vraiment pas mal de messages, notamment, et assez étonnamment, finalement, je m'attendais pas à ce que ce soit une cible pour ce bouquin, pas mal d'hommes cis qui m'ont écrit. Des pères de famille, des hommes, voilà des hommes mariés qui m'ont dit “J’étais un peu ignorant sur tous ces sujets là” ou “J'avais pas forcément envie de m'y intéresser parce que je partais du principe que ça me concernait pas. Et en lisant votre livre, je me suis rendu compte que ça nous concerne tous. Et voilà, je me suis parfois senti un petit peu honteux par rapport aux comportements que j'ai pu avoir dans ma vie. Je me suis senti un peu bête d'avoir pensé telle ou telle chose. Mais c'est dit et accompagné avec tellement de douceur et pas de jugement que du coup ça m'a permis d'aller au bout de ma lecture et de vraiment transformer mon regard sur le sujet et de me dire qu'il était peut être intéressant que je m'y intéresse. Alors non pas parce que je connais une personne trans ou quoi que ce soit, mais juste moi par rapport à mon identité et ce que je veux en faire.” 

Et donc ça, je trouve ces témoignages très très chouettes. Et puis bien entendu, des parents. J'ai eu des parents qui sont venus en dédicace avec leur enfant trans de quatre ans. Et de me dire “Bah voilà, ces parents, ils prennent le temps à la fois d'acheter du contenu qui va leur permettre de se familiariser à toutes ces questions, prennent le temps d'accompagner leur enfant et ensuite de venir me dire à quel point finalement, ce que j'ai pu écrire, ça les a aidés, accompagnés à mieux comprendre leur enfant.” C'est vraiment le plus beau cadeau que je peux avoir après l'écriture. 

Le Lobby : Le ton de ton livre, tu l'as dit très justement, il découle assez naturellement de ta pratique. Morgan, tu te décris comme psy engagée, tu es thérapeute et formateur sur tout ce qui touche aux questions de diversité de genre et de sexualité et notamment auprès des professionnels de l'éducation, du travail social et de la santé. Comment est-ce que tu as commencé sur cette voie professionnelle? Est ce que ça répondait à un besoin, une demande, soit de ta part, soit des autres ? 

Morgan Noam : J'ai eu une première vie professionnelle qui était de travailler dans la production musicale, donc rien à voir du tout. Mon dernier boulot, c'était pour The Voice, donc vraiment, j'ai fait un grand écart entre ma carrière actuelle et ma carrière d'hier. Et du coup, en fait, à un moment donné, j'ai eu du temps pour pouvoir me poser et réfléchir à ce que je voulais vraiment faire de ma vie, professionnellement en tout cas. Et j'ai toujours été attiré par la psycho. Alors ma mère est psychologue, ça aide aussi, forcément. Moi je suis des thérapies depuis que je suis tout petit et c'est vrai que, au sortir du bac, je me sentais peut être un peu fébrile pour pouvoir m'attaquer à ce type d'études là qui chamboulent très clairement. Et du coup, je me suis dit, “quitte à te réorienter, autant te réorienter vers tes premières amours, à savoir la psycho”. Et du coup, c'est comme ça que j'ai repris mes études. Mon ambition, ce n'était pas forcément de devenir un accompagnant communautaire ou de me spécialiser dans l'accompagnement des personnes LGBT, de politiser ma pratique plus que ça. 

Et c'est finalement pendant mes études que je me suis rendu compte qu'il était impératif en réalité de politiser ma pratique. Parce que, en lisant les textes fondateurs de la psychologie, en écoutant les penseurs, parce que c'est quand même très masculin, très blanc, très cis, très hétéro, ça m’a pas plu, je me suis dit qu'il y avait un souci, qu'on ne laisse que ces gens là penser un champ d'étude si important. Et du coup, forcément, on nous apprend qu'à suivre et qu'à accompagner ce même type de personne. Et d'autant plus en voyant le nombre de gens autour de moi sur les réseaux qui demandaient des psys safe, des médecins safe, des gynécos safe. Et je me dis “c'est pas possible que dans les années 2000 en tout cas, on puisse encore en être là, à craindre d'aller consulter un professionnel de la santé et de se dire, potentiellement, je vais me faire violenter.” Combien de fois en première séance, j'ai des patients, des patientes qui me disent “Oui, j'ai consulté des psys, mais on m'a dit que si j'étais lesbienne, c'était parce que mon père avait été trop absent.” Ou “que si j'étais trans, c'est parce que j'avais été abusé.e dans mon enfance”, ou le nombre de personnes racisées qui m'ont dit “je peux pas parler de racisme avec mon ancien psy qui ne voit pas, qui ne voyait pas en tout cas les violences systémiques auxquelles j'étais exposée.” 

Et en fait, je pense que c'est à la fois le bouche à oreille qui a fait que ma patientèle, très rapidement, a été une patientèle qui cherchait un accompagnement situé, politisé, qui prenait en compte les violences systémiques. Et puis par rapport à la formation, et bien en étant une personne trans, bisexuelle et racisée, j'ai eu mon lot de violences médicales et je me suis dit en fait, “si je peux apporter ne serait ce qu'une petite pierre à l'édifice en formant des professionnels qui accompagnent, que ce soit de l'éducation, du social ou du médical, qui accompagnent surtout des jeunes – puisque je pense que c'est une population très vulnérable, qu'il est nécessaire de protéger –, si je peux leur apporter des informations, puisque très clairement dans la formation universitaire, il n'y en a pas, et si je peux leur apporter des informations et leur apprendre à accompagner ce public là, bah c'est tout bénef.”

Le Lobby : Est ce que c'est la même réflexion et les raisons que tu as citées qui t'ont fait arriver sur les réseaux sociaux? 

Morgan Noam : C'est aussi notamment que – je crois que je suis arrivé sur les réseaux sociaux en 2020, 2021, je sais plus, mais en tous cas, c'est un peu pareil qu'avec le livre. C'est-à-dire que je cherchais du contenu sur la santé mentale un peu politisé et j'en voyais qu'en anglais. Alors effectivement, il y avait des comptes de psy sur Instagram, mais c'était “cinq signes qui montrent que vous êtes bipolaire” et bon voilà, je ne suis pas très fan de ce type de contenu et je ne voulais pas créer du contenu qui à la fois pose des diagnostics, parce qu’Instagram c'est pas de la thérapie, et aussi est très académique, “je vais vous présentez le tableau clinique de telle ou telle pathologie”, ça ne m'intéressait pas. Moi, mon ambition, c'était vraiment de parler de santé mentale, des personnes minorisées. Et ça, personne le faisait. Et je trouve que c'est – Je l'ai fait à la fois parce que je trouve qu'il y a énormément de choses à dire sur le sujet et en même temps parce que les personnes minorisées n'ont pas forcément les moyens d'aller voir un ou une thérapeute. Et même si Instagram c'est pas de la thérapie, de pouvoir avoir des petits outils, des petites billes pour pouvoir accompagner son propre processus, je me suis dit que ça pouvait être assez chouette de pouvoir offrir aussi cette pédagogie gratuitement, d’offrir ça. 

Le Lobby : Je pense qu'on peut vraiment dire que t'es devenu une personne de référence, en tout cas sur les réseaux, en termes de questions sur les transidentités, sur la santé mentale, sur tout ce qui est actualité concernant les communautés queer. Mais du coup, ça, ça vient aussi avec, j'imagine, un revers de la médaille qui est celle d'être ultra visible en ligne. C'est quoi pour toi les pour et les contre de cette visibilité ? 

Morgan Noam: Alors en commençant, c'est un peu naïf, c'est comme je n'avais pas prévu d'écrire un livre, en commençant sur les réseaux sociaux, je n'avais pas prévu de gagner autant en visibilité, alors que c'est le jeu. Tu crées du contenu, forcément, tu gagnes en visibilité. Et il y a plusieurs choses qui me dérangent avec la visibilité. Dans un premier temps, c'est la starification qu'on peut avoir sur les réseaux sociaux, d'autant plus quand il s'agit de sujets militants, quand il s'agit de justice sociale où, on le sait, c'est le collectif qui prime. Alors effectivement, on est deux trois têtes sur Instagram à être particulièrement visibles sur ces questions de transidentité. Et du coup, il y a un phénomène, malheureusement qu'on ne peut pas enrayer, de starification, où on part du principe que le nombre de milliers de followers sur Instagram, ça veut dire quelque chose de qui on est, de notre légitimité, de notre valeur. Et ça, c'est très compliqué. Comme quand je suis en dédicace par exemple, et que je vois effectivement la manière dont les gens s'adressent à moi, comme si, de manière très caricaturale, [j’étais] Beyoncé des personnes trans. Et je fais caca comme tout le monde en fait. Et du coup, c'est très bizarre d'être mis à cette place là. Alors que bah voilà, je suis juste un mec qui se filme tout seul dans son bureau et qui fait des vidéos. Il y a rien d'exceptionnel à ça. Et donc il y a cette starification qui parfois, peut venir effacer le collectif, peut venir effacer la pluralité des voix sur ces thématiques. Et forcément, je sais qu'aujourd'hui, si j'ai cette place là, c'est parce que déjà je suis un homme trans et pas une femme trans, j'ai une bonne élocution, j'ai un minimum d'éducation et que du coup, les voix plus en colère, les voix qui s'expriment peut être de manière moins fluide, elles vont être moins audibles. Et je trouve ça assez problématique finalement qu'on ait besoin de traduire dans un langage entendable pour que l'information, elle puisse passer. Alors bien évidemment, moi je joue ce jeu, je joue ce jeu parce que j'ai envie d'atteindre le plus de personnes possible avec ce que je dis, ce que je raconte. Mais il est vraiment important de se dire qu’être en colère, ne pas avoir forcément les bons mots, les bonnes tournures de phrases, ça ne délégitime pas la parole de quelqu'un. Donc ça, c'était important pour moi de le déposer. Et donc oui, c'est hyper chouette parce que très clairement, les réseaux sociaux m'ont permis de pouvoir écrire un livre, m'ont permis de pouvoir avoir des contrats de formation, m'ont permis de faire des superbes rencontres. 

Bien évidemment, le revers de la médaille, c'est quand on est une personne trans visible sur les réseaux, et comme il y en a pas beaucoup, eh bien forcément, on se prend la violence que les médias, les politiques participent à créer avec tous leurs discours de désinformation et où on est un peu le réceptacle de la haine transphobe. Alors encore une fois, moi je suis une personne trans, oui, mais je suis un homme et du coup forcément sur les réseaux sociaux, je vais moins être embêté, je vais moins être embêté qu'une femme trans, par exemple, qui s'exprime. Je pense à mon amie Lexie qui, pour le coup, subit un cyber harcèlement des enfers et j'admire vraiment sa force et son courage de continuer à offrir du contenu malgré tout ce qu'elle reçoit. Moi globalement, c’est les mascus et c’est les TERFs, surtout les TERFs, qui viennent me faire chier. Mais c'est ok, pour moi. Je pars du principe que ces personnes-là, avant tout, c'est de l'ignorance. Mais je pars aussi surtout du principe que ces personnes vont vraiment pas bien du tout. Et donc j'essaye, dans la mesure du possible, de répondre toujours, alors bien évidement pas quand c'est de la violence gratuite, directe, frontale, mais de répondre toujours – on sait jamais ça se trouve ton commentaire c'est juste un commentaire parce que tu sais pas – j'essaye toujours de répondre avec douceur, avec pédagogie, mais après faut pas non plus pousser mémé dans les orties comme on dit et à un moment donné, la violence, je bloque et ciao bye.

Le Lobby : C'est vrai que je l'ai totalement remarqué ça. Tes réponses en commentaire sont toujours très pédagogues. C'est toujours dans un souci d'accompagner les gens dans leur réflexion. Mais à chaque fois que je vois tes réponses, je ne peux pas m'empêcher de penser à toi, en pensant à ce que je disais en intro en fait, à cette fatigue finalement qu'on a toustes de devoir expliquer les choses, de se répéter, d'essayer de convaincre, d'une manière ou d'une autre de la validité d'une existence. Et en plus de ça, il y a tout ton travail militant et sur les réseaux et en dehors des réseaux, ton métier de thérapeute, l'écriture du livre, la promotion. Lexie nous parlait justement dans le Lobby en mars 2021 du burn out militant – on parle de Lexie Agresti d'agressively_trans sur Instagram pour celleux qui ne connaissent pas – elle nous parlait de burn-out militant. Comment tu gères, toi, cette fatigue? 

Morgan Noam: En fait, là, ma position particulière, moi, c'est que j'éduque sur les réseaux, je reçois du coup forcément aussi beaucoup de témoignages de souffrance. Mais ça ne s'arrête pas là. C'est-à-dire que je suis psy aussi, donc de fait, c'est une double dose. Je me trouve assez démuni parce que, très clairement, la plupart des problématiques que m'exposent les personnes qui viennent me voir sont des problématiques qui, de fait, sont systémiques. Et c'est pas en leur disant “bon bah voilà, allez faire deux trois minutes de yoga, allez vous promener, respirez un coup, positivez, ça va aller.” Non !

Je suis assez partisan du fait que tous ces, notamment dans ces dernières années, tous les syndromes dépressifs, l'anxiété, le stress, etc, c'est en grande partie parce qu'on vit dans une société multi oppressive, patriarcale, capitaliste, impérialiste, et c'est ces systèmes là qui créent des conditions de vie qui sont juste invivables. Et donc le stress, l'anxiété, la dépression, c'est juste des réponses naturelles à nos conditions de vie qui juste sont inhumaines. Et c'est en ça que c'est difficile pour moi parfois de trouver de l'espoir pour pouvoir aussi être porteur d'espoir à la fois pour ma patientèle et pour les personnes qui me suivent sur les réseaux sociaux. Et ce qui m'aide beaucoup, c'est vraiment la force du collectif. La force du collectif, c'est vraiment la course de relais où, quand toi, juste tu peux plus, t’es épuisé, il faut que tu reprennes ta respiration, tu sais que tu peux passer le bâton à quelqu'un d'autre. Alors je suis un être humain et comme tout le monde, du coup, parfois je pète des plombs parce que trop de souffrance, trop de choses, trop de choses, trop de choses. Mais voilà, je suis bien entouré, bien accompagné, mais surtout, vraiment, moi, ce qui m'aide à tenir, c'est la force du collectif. 

Le Lobby : Ça me fait une transition parfaite pour parler de la Riposte ! Un peu après la parution de Ceci n'est pas un livre sur le genre, on a pu assister au premier rassemblement de la Riposte transféministe le 5 mai dernier, à peu près un mois après la parution de ton livre. La Riposte trans, c'est le nom de ce raz de marée militant, sans précédent, qui a déferlé dans les rues avec plus de 25 000 personnes réunies dans toute la France et en Belgique. Au moment où nous enregistrons cette émission, on est pratiquement au lendemain d'un second week-end de mobilisation, les 25 et 26 mai dernier. Ce raz de marée, impossible de l'ignorer, tant sa puissance et sa beauté nous ont coupé le souffle. Et ses organisateurices ont bien l'intention de ne pas s'arrêter là et de pérenniser le mouvement, si j'ai bien compris. Morgan, tu es un des premiers signataires de l'appel à manifester du 5 mai, pour le 5 mai, et tu as participé à l'organisation de la Riposte avec notamment d'autres personnalités qu'on connaît assez bien comme Lexie Agresti, Sasha Yaropolskaya. Et plein d'autres associations, personnalités. Bon, on sait, ce qui a motivé l'organisation de la Riposte, c'est la lutte contre la transphobie. C'était quoi l'urgence de l'organisation de cette mobilisation à ce moment-là? 

Morgan Noam : Alors c'est pas nouveau le climat transphobe qui règne en France. Néanmoins, c'est vrai que depuis– en réalité, là, depuis quelques mois– il y a une accélération, en tout cas des offensives anti trans de toutes parts, que ce soit de la part des médias, de la part parfois des maisons d'édition et aussi de la part des politiques. Et face à tout ça, face à l'impossibilité de rester silencieux, l'impossibilité de ne rien faire, on a décidé avec quelques personnes, on s'est réuni – alors effectivement, il y avait Lexie, il y avait Sasha, il y avait donc du Pain et des Roses qui est le pôle féministe-LGBT de Révolution Permanente, et il y avait les Inverti.es aussi, qui faisaient partie de ce pôle d'organisation –, on s'est réuni.es et on s'est dit on ne peut pas ne rien faire. Et à un moment donné, il va falloir faire comprendre à toutes ces personnes qui souhaitent notre disparition, qui souhaitent mettre à mal nos droits fondamentaux, il va falloir qu'on réponde et qu'on riposte. D'où la riposte trans et féministe. Et du coup, on s'est réuni et on s'est dit “là, il faut faire quelque chose et il faut faire quelque chose rapidement, juste pour qu’iels ne pensent pas qu'on va se laisser faire”. Parce qu'on avait déjà, voilà, attendu suffisamment de mois, suffisamment de semaines en ne disant rien, et il fallait une action massive. Et très rapidement,  en une semaine à peine, on a organisé un rassemblement. 

Ce qui s'est passé, c'est que, bon, on a très, très peu dormi et très clairement. Parce que l'ambition, c'était de pouvoir faire en sorte que le rassemblement soit déclaré en préfecture et qu'on risque pas – alors même quand on est déclaré en préfecture, on risque des trucs – mais au moins on était réglo. Donc de pouvoir trouver lieu, de pouvoir aussi organiser toutes les prises de parole, tout ce qui allait se passer. Et puis surtout, il y avait un très gros enjeu sur l'appel à manifester. L'appel à manifester qu'on a publié, du coup, me semble-t-il, une semaine avant, et pour lequel il y a eu un gros travail en fait de pêche à la signature parce qu’on a réuni plus de 2000 signataires différents. Et alors effectivement, on a eu des grands noms, des figures militantes féministes, des figures militantes écolos. On a eu aussi des élus qui nous ont rejoints : de LFI, d'Europe Ecologie les Verts, on avait forcément Révolution Permanente. En tout cas des partis de gauche, sans grande surprise. Mais on a eu aussi des personnalités comme Edouard Malagré, comme euh, voilà, plein de personnalités différentes. Et puis on a aussi eu – moi, je me souviendrai toujours, j'ai reçu un message des indépendantistes bretons qui nous ont dit “bah en fait votre histoire et ce pour quoi vous vous battez, c'est exactement la même chose que nous, c'est à dire qu'on se bat pour l'autodétermination de notre région, de notre identité et vous faites la même chose.” Et donc qu'il y ait à ce point là, cette convergence des luttes où on a la CGT, quand même le premier syndicat de France, qui a appelé ses syndiqués à manifester. 

En tout cas, dans l’histoire de luttes trans françaises, un rassemblement de cette envergure, ça ne s'était jamais vu. Plus de 50 villes en France et en Belgique, en même temps, en simultané. Sur la place de la République, on était environ 8000. La place de la République, elle était noire de monde. Mais on a réussi aussi à faire ça parce qu'on a très clairement accès, parce qu'on a compris que c'était aussi ça l'enjeu maintenant. Qu'il était intéressant et impératif de faire exploser les barrières de – On n'est pas là que pour les luttes trans. En fait, on est là pour la convergence des luttes. On est là pour les travailleurs, on est là pour les peuples colonisés, on est là pour les personnes victimes de sexisme, de racisme, de validisme, etc. Et donc du coup, c'est cet appel à une autodétermination et à une autonomisation de toutes les identités marginalisées qui a fait, je pense, que ça a été un véritable succès.

Le Lobby : A mes yeux, c'était encore mieux que le Marvel Cinematic Universe à mes yeux, c'était impressionnant à voir et d'en suivre l'évolution. Et bah du coup, moi je voulais te demander comment s'organisait la suite, notamment dans cette réflexion de convergence des luttes. En fait, en ce moment on a des manifestations pour tout – surtout pour la Palestine, la Nouvelle-Calédonie. Pour les personnes sans papiers aussi, qui sont déplacées dans les rues de Paris pour rendre la ville soi-disant plus présentable pour les JO. Comment vous envisagez la suite ?

Morgan Noam: Alors l'idée, en effet, c'est de ne pas relâcher la pression. D'autant plus que là, on est à quelques jours du vote du Sénat sur cette fameuse proposition de loi qui régule le parcours trans, médical des plus jeunes, des mineurs. Et donc le Sénat a voté en faveur et donc ça va possiblement, on est pas encore sur, mais possiblement passer à l'Assemblée pour étude. Ce qu'on s'est aperçu dans un premier temps, c'est que toute la gauche qui était présente puisque beaucoup avaient piscine apparemment, mais en tout cas toute la gauche qui était présente dans cet hémicycle a très clairement voté contre. Donc on sait en tout cas qu'il y a un front commun qui est fait avec la gauche. Donc ça, c'est rassurant. On sait aussi qu'à l'Assemblée Nationale, très clairement, les Républicains, donc, qui sont les instigateurs de cette proposition de loi, ne sont pas en majorité. Donc on espère bien évidemment que l'Assemblée Nationale va même pas prendre le temps de l'étudier. 

Mais on espère en tout cas que si elle l’étudie, que ça va passer à la trappe. Parce que cette proposition de loi, elle est absolument mortifère et profondément dangereuse pour les familles et pour les jeunes. Et on le sait bien évidemment, que l'ambition, c'est ensuite de s'attaquer aux majeurs, aux personnes majeures trans. Et donc l'ambition, c'est pas de relâcher la pression. Là, on arrive de fait au mois des Fiertés et donc va y avoir plein de Prides. Et donc l'ambition, c'est aussi de vraiment repolitiser ces espaces là qui effectivement peuvent être festifs, doivent être festifs, mais doivent avant tout être politiques. Et ça fait maintenant de nombreuses années où c'est une marche des fiertés qui est plus un temps de fêtes, de réunions ensemble, mais où il y a plus vraiment de message politique qui est porté dans les cortèges.

Et donc du coup, là, l'ambition, c'est de vraiment donc repolitiser ces marches-là avec comme horizon l'autodétermination, donc à la fois des peuples colonisés et à la fois des personnes trans, et juste se battre et aussi défiler pour le respect des droits fondamentaux de tous les êtres humains. Et donc là, l'ambition c'est vraiment de se focus et de profiter de cet élan de manifestation un petit peu partout en France pendant ce mois des fiertés pour donner un vrai coup de collier au mouvement Riposte anti-transphobie et ensuite bien évidement de voir ce qu'il va advenir de ces de ces propositions de loi et de faire en fonction. L'idée, c'est aussi de pouvoir réagir au fur et à mesure de ce qui nous est présenté, mais bien évidemment de ne jamais lâcher le pied de l'accélérateur et de toujours être là. Parce que l'ambition, c'est pas de se contenter de miettes et de se dire voilà, on est reconnus dans notre auto-détermination. Potentiellement, il y a cette loi qui va être votée, qui va faciliter le changement d'état civil. Ça, c'est un droit fondamental, c'est des miettes. L'idée, c'est de viser plus haut parce que tout être humain mérite plus. Et donc c'est de ne pas s'arrêter à ça et de vraiment lutter pour le respect de tous.


Références citées dans l'émission

— Sophie Nanteuil et Baptiste Beaulieu, Histoires de coming-out : https://www.librairie-des-femmes.fr/livre/9782226466358-histoires-de-coming-out-baptiste-beaulieu-sophie-nanteuil/

— Le compte Instagram de Lexie Agresti : instagram.com/agressively_trans

— Le site de Morgan Noam Lucas : https://www.morganlucas-therapie.com/


L'équipe de l'émission

Présentation : Emma Loiret

Réalisation : Colin Gruel