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L’oppression et la répression des personnes homosexuelles par l’État sont désormais reconnues, ou du moins en partie : le Sénat a adopté une proposition de loi le 22 novembre dernier qui va dans le sens d’une “reconnaissance officielle des discriminations et condamnations subies en raison de l’orientation sexuelle, vraie ou supposée” entre 1945 et 1982.
En effet, à partir de 1942, sous le régime de Vichy, et jusqu’en 1982, date du vote la loi Forni qui a dépénalisé l’homosexualité, l’article 331 du Code Pénal criminalisait les relation non-hétéros : l’âge de consentement avait été relevé à 21 ans alors qu’il n’était que de 13 pour les relations hétérosexuelles, et cette mesure avait été doublée d’un aggravement de la répression pour outrage public à la pudeur.
Entre 10 000 et 50 000 personnes, quasi-exclusivement des hommes, ont été condamnés pour leur homosexualité. Et pour 90% d’entre eux, à de la prison ferme.
Avec cette proposition de loi, que les milieux militants et universitaires appelaient de leurs voeux, la France emboîte le pas à plusieurs pays européens comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. De quoi se réjouir ? Pas tout à fait… Non seulement les Sénateur·ices ont voté un texte très appauvri par rapport à la proposition de loi originale, mais en plus cette proposition a elle-même été jugée trop peu ambitieuse par plusieurs spécialistes du sujet.
Avec nous pour en parler, Antoine Idier, sociologue et historien, maître de conférences à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, spécialiste de l’histoire de l’homosexualité et des cultures minoritaires.
Fin octobre, dans un billet publié sur son blog Mediapart, il appelait les Sénateur·ices à élargir le champ d’application de la future loi. Il est aussi l’auteur d’une bande dessinée parue en octobre aux éditions Delcourt intitulée Résistances Queer. Une histoire des luttes LGBTQI+.
Le Lobby : Quel est votre sentiment suite à l’adoption de la proposition de loi visant à reconnaître la responsabilité de l’État dans la répression et la discrimiantion des personnes homosexuelles entre 1945 et 1982 ?
Antoine Idier : Mon sentiment est et ambivalent au sens où à la fois je suis plutôt content qu'un débat public se soit engagé et que la question de la répression de l'homosexualité soit discutée au Sénat, et peut-être prochainement à l'Assemblée nationale. Et puis plus globalement que la société s’empare du sujet.
En 2022, quand on a fêté ses 40 ans de la “dépénalisation” de l’homosexualité, il était frappant de voir que toute une partie de la société découvrait qu'il y avait eu une pénalisation et une répression de l'homosexualité, quand bien même ces personnes étaient nées et adultes au moment de la dépénalisation. Donc toute cette histoire avait été laissée de côté, oubliée, invisibilisée, et c'est une bonne chose qu'on en discute.
C'est aussi une bonne chose que les autorités publiques, l'Etat, la France, reconnaissent cette répression et son ampleur. En revanche, ce qui pose problème, comme j'ai eu déjà l'occasion de le dire dans plusieurs textes, c'est que cette répression de l'homosexualité est envisagée de manière extrêmement restreinte et lacunaire, et que la proposition de loi initiale, qui ne me semblait déjà pas tout à fait satisfaisante, a été encore rabotée par le Sénat, à la fois sur les bornes chronologiques, mais aussi sur l'ampleur des répressions visées et pour lesquelles la France veut mettre en œuvre une réparation.
Et puis, par ailleurs, le texte, qui était composé de plusieurs articles, se limite finalement, dans la version adoptée par le Sénat le 22 novembre, à un seul article qui reconnaît l'existence de cette répression. Tout le volet réparation été laissé de côté. Donc au final, c'est l'impression de quelque chose d'extrêmement limité.
Pour les personnes qui ont été condamnées, qui ont été arrêtées, qui ont subi d'une manière ou d'une autre cette répression, la réparation financière n'est pas quelque chose d'anodin. Sans doute pas à la hauteur de ce qu'ils ou elles ont subi, mais qui est quand même un geste, une manière aussi de signifier cette réparation et cette demande de pardon.
Alors il y a un flou que je souhaiterais aussi clarifier avec vous, puisque la proposition de loi parle de la répression de l'homosexualité. Mais à qui est ce que ça s'adresse ? Est ce qu'on parle des hommes gays uniquement, ou alors aussi des lesbiennes, des personnes LGBT+ en général ?
La répression pénale de l'homosexualité, telle qu'elle est envisagée par la proposition de loi, a avant tout visée l'homosexualité masculine. Ce sont avant tout les hommes qui ont été poursuivis par la police et condamnés par la justice. À cela plusieurs raisons. Il y a une invisibilisation du lesbianisme et de l'homosexualité féminine dès le XIXe siècle, au moment où des psychiatres, des médecins, des juristes s'intéressent à l'homosexualité pour théoriser la déviance, et stigmatiser cette déviance.
Par ailleurs, du fait aussi que les femmes ont longtemps été reléguées dans l'espace privé et n'avaient pas accès à l'espace public, Les modes de vie homosexuels étaient avant tout des modes de vie masculins dans les bars, les boîtes, les lieux de drague… Et l'homosexualité féminine avait beaucoup moins d'espaces qui lui étaient dévolus. Cela explique le fait que par ailleurs, pour la police et la justice, c'est avant tout l'homosexualité masculine qui pose problème, qui constitue une menace pour la société.
Donc, de fait, cette répression de l'homosexualité a visé avant tout les hommes. Même si sur ces plusieurs milliers de condamnations que vous évoquiez, il y a des condamnations de femmes, très minoritaires en nombre mais existantes. Et par ailleurs, des collègues qui travaillent sur ces questions évoquaient la possibilité aussi que la répression de l'homosexualité féminine soit passée par d'autres canaux, peut-être par exemple plutôt par des répressions professionnelles, des sanctions dans le cadre du travail, etc. Donc des choses qui passent davantage sous les radars.
Ce texte a largement été modifié avant d'être validé par le Sénat dans sa version initiale. Il comprenait notamment des mesures visant à non seulement reconnaître, mais aussi à réparer les condamnations, notamment par une indemnité de 10 000 € versée aux personnes ayant été condamnées. Dans quelle mesure est-ce que la suppression de cette mesure limite non seulement la portée politique et symbolique du texte, mais aussi l'impact qu'il pouvait avoir pour les personnes ayant été condamnées ?
Les personnes qui ont été arrêtées, condamnées, ont subi des violences extrêmement fortes. Violence de l'arrestation, de la condamnation, toute l'opprobre et la stigmatisation sociale qui étaient liées, des vies détruites, des réputations également détruites, la nécessité parfois de déménager, de rompre totalement avec sa famille, de trouver un nouveau travail.
Et puis, plus fondamentalement, toute l'homophobie, toute la honte réinscrite dans leurs corps. Et donc l'idée de la réparation économique, c’est une manière de compenser le dommage qui a été fait. C'est en fait un principe de base de nos sociétés.
Et de fait, je crois que pour les personnes qui ont été condamnées, qui ont été arrêtées, qui ont subi d'une manière ou d'une autre cette répression, la réparation financière n'est pas quelque chose d'anodin. Sans doute pas à la hauteur de ce qu'ils ou elles ont subi, mais qui est quand même un geste, une manière aussi de signifier cette réparation et cette demande de pardon.
On estime entre 10 000 et 50 000 le nombre de personnes qui avaient été condamnées en raison de leur homosexualité. Pourquoi une estimation aussi peu précise ?
Il n'existe pas de statistiques au niveau du ministère de la Justice sur ces condamnations. Pour une raison simple d'abord, c'est que ces condamnations relevaient d'articles très différents du code pénal. C'est à la fois la loi de Vichy avec cet âge du consentement spécifique, mais ce sont aussi d'autres articles du code pénal.
Par exemple, l'application de l'outrage public à la pudeur, qui a visé un très grand nombre de cas, pas seulement d'ailleurs des relations homosexuelles. Donc, même si on prend tous les outrages publics à la pudeur qui ont valu condamnation, on ne sait pas spontanément combien visaient des homosexuels ou pas. Et donc, faute d'une statistique globale, il faut aller dépouiller toutes les condamnations prononcées en France sur la période, ce qui est évidemment un travail titanesque qui n'est pas facile parce que toutes les archives n'existent pas, ou bien toutes les archives n'ont pas été déposées dans des centres d'archives.
Certains de mes collègues s'emploient à dépouiller les jugements prononcés par des tribunaux, sachant que des tribunaux, il y en avait sur tout le territoire français. Et donc ils dépouillent mois par mois, année par année, les condamnations prononcées par les tribunaux à la recherche de jugements qui visaient spécifiquement l'homosexualité. Et à partir de ça, ils essaient de faire des projections statistiques pour essayer d'avoir un ordre de grandeur de ces condamnations. D'où ce nombre imprécis. Mais pour l'instant, on n'a pas de données suffisantes.
10 000, ce serait le nombre de condamnations sur la base de l'âge du consentement sexuel entre 1942 et 1982. Et en fait, si on ajoute les condamnations sur la base de l'outrage public à la pudeur, c'est là où on passe à 60 000 ou à 70 000. Ces chiffres, ce sont ceux de Florence Tamagne, de Jérémie Gauthier et de Régis Schlagdenhauffen, qui travaillent à dépouiller ces dossiers.
Dans le texte initial, il était aussi proposé une mesure créant un délit pénal pour les propos niant la déportation depuis la France des personnes LGBTI+ pendant la Seconde Guerre mondiale. Est-ce qu'on sait si ce sont des discours qui circulent encore beaucoup aujourd'hui ou qui ont circulé après la guerre ?
Ce sont les discours qui ont circulé après la guerre et qui ont circulé encore il y a quelques années. Il faut savoir que la déportation pour homosexualité a été extrêmement dure à faire reconnaître en France et dans d'autres pays européens. Par ailleurs, dans les années 1970, des militants homosexuels français se battent pour faire reconnaître l'existence de cette déportation, interrompent des commémorations, publient des articles, publient des ouvrages, parfois d'ailleurs en surestimant largement l'ampleur de cette déportation, mais en tout cas en tentant de faire exister les récits sur cette déportation.
L'homophobie était telle que l'existence de cette déportation était niée, voire que des discours homophobes circulaient de type “tous les homosexuels couchaient avec les gardiens des camps”, “les homosexuels étaient des collabos”, etc. Et c'est seulement depuis une vingtaine d'années que des recherches, par ailleurs, ont permis de préciser l'ampleur de cette déportation.
Et puis encore, il y a quelques années, des hommes politiques de droite ou d'extrême-droite ont tenu différents propos niant l'existence de cette déportation, et notamment un député, je crois, du nord de la France, Christian Vanneste, a été condamné pour avoir tenu tenu ses propos.
Parlons du cadrage temporel qui a été choisi pour la proposition de loi. Le texte original portait initialement sur la période 1942-1982. Pourquoi est ce que c'est cette période en particulier qui a été choisie pour reconnaître la responsabilité de l'État dans la répression des personnes homosexuelles ? Est-ce que vous pourriez nous en dire un peu plus sur l'ampleur des discriminations dont les personnes homosexuelles étaient victimes pendant cette période ?
La période 1942-1982, elle a été choisie parce qu'elle correspond précisément à cette loi de Vichy de 1942. C'est la création par le régime de Vichy d'un âge du consentement sexuel spécifique pour les relations homosexuelles. Il était de treize ans pour les relations hétérosexuelles. Il est fixé à 21 ans pour les relations homosexuelles. C'est-à-dire que toute relation homosexuelle consentie impliquant au moins un partenaire de moins de 21 ans tombe automatiquement sous le coup de la loi. La loi, par ailleurs, se nourrit de l'idée d'une contagion homosexuelle, d'une menace spécifique que feraient peser les homosexuels sur les adolescents, sur les jeunes adultes qui voudraient les pervertir, etc.
Cette loi de 1942, elle est maintenue en 1945 à la Libération et elle reste en vigueur jusqu’à l'été 1982, à la suite de l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République et surtout à la suite d'un vote du Parlement qui décide de supprimer cette discrimination. La loi supprimant l'incrimination étant promulguée le 4 août 1982. Et donc c'est ce cadrage-là qu'a retenu la proposition de loi.
Et c'est en cela que la proposition de loi est insatisfaisante au sens où la répression pénale de l'homosexualité a existé bien avant 1942 par l'utilisation de différents articles du code pénal qui ne visaient pas explicitement l'homosexualité, mais qui permettait de réprimer malgré tout l'homosexualité. Et finalement la loi de 1942, elle n'est qu'un petit outil dans tout un arsenal juridique, petit outil qui a cette singularité de viser explicitement l'homosexualité, ce qui est une première dans le droit français depuis le XIXe siècle.
Il y a eu une forme de continuité dans l'oppression contre les personnes homosexuelles, sous le régime de Vichy, puis dans la période qui a suivi jusqu'en 1982. Mais le texte qui a été voté par les sénateurs, il fait commencer la période en 1945 et il évacue Vichy. Comment est-ce que vous l'expliquez ?
J'ai du mal à me l'expliquer. A vrai dire, c'est quelque chose qui m'a beaucoup surpris. Je m'attendais pas du tout à ce qu'il y ait ce débat-là au Sénat.
On pourrait ajouter que, par ailleurs, le texte que Vichy a adopté était en préparation avant guerre sous la troisième République. Et puis il n'a pas été finalement adopté du fait des circonstances politiques. Donc il y a non seulement une continuité entre Vichy et l'après-guerre, mais aussi entre l'avant-guerre et Vichy. Et c'est pour ça qu'il est d'autant plus étonnant de voir le Sénat s'intéresser seulement à la période 1945-1982, avec un argument assez stupide je dois dire, défendu par le sénateur Les Républicains Francis Spinner, qui était le rapporteur du texte au Sénat, argument qui est que la République n'a pas à s'excuser des crimes de Vichy.
L'argument est faux historiquement et politiquement. Historiquement, parce que les historien·ne·s ont largement montré et démontré toute la continuité qui existait entre Vichy, la Troisième République et la Quatrième République. Il y a un livre assez ancien maintenant de Gérard Noiriel sur les origines républicaines de Vichy, qui montre que sur toutes sortes de sujets, il y a une continuité.
La répression de l'homosexualité n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres de cette continuité. Et puis, par ailleurs, politiquement, l'argument n'a pas de sens non plus. Quand, dans les années 1990, Jacques Chirac reconnaît la responsabilité de l'Etat français dans la déportation des Juifs, la République, la Cinquième République qu’il incarne en tant que président, reconnaît la responsabilité de l'Etat dans un crime de Vichy. Et donc Chirac avait choisi de reconnaître, d'admettre cette continuité. On a un peu du mal à comprendre pourquoi soudain le Sénat fait marche arrière sur le sujet.
Qu'est ce qu'on peut dire de la répression de l’homsoexualité quand on regarde sur un temps plus long, et notamment depuis la Révolution française ?
La Révolution française avait aboli le crime de sodomie. Donc, à la suite de la Révolution française, il n'y a plus dans le droit français de répression directe de l'homosexualité. Mais dès le début du XIXe siècle, il y a une répression policière et judiciaire, des contrôles d'identité, des arrestations qui ne donnent d'ailleurs pas forcément toujours lieu à des condamnations. Et puis il y a cette répression judiciaire qui passe par des condamnations, à des amendes, à de la prison et pour laquelle les juges utilisent un grand nombre d'outils du code pénal.
Sans doute l'outil le plus utilisé, c'est l'outrage public à la pudeur. C'est le fleuron du code pénal français. D'une certaine mesure, c'est un délit très vague, très flou, puisque la pudeur et l’offense, c'est quelque chose de très abstrait. Et les juges n'ont cessé d'élargir l'interprétation de ce délit qui vise spécifiquement les délits sexuels, pas seulement homosexuels. Et il y a outrage public à partir du moment où la sexualité peut être vue.
Il y a une juriste qui avait fait un livre absolument magnifique, Marcela Iacub, qui s'appelait Par le trou de la serrure, qui s'intéressait à cette histoire de l'outrage public à la pudeur, et qui montrait que, par exemple, un rapport sexuel hétérosexuel d'ailleurs, pour lequel un individu avait dû regarder par le trou la serrure pour le voir, cela avait suffi aux juges pour caractériser l'outrage public. Et dans le cas de la répression de l'homosexualité, il suffit par exemple qu'un policier surprenne deux individus ayant un rapport homosexuel pour caractériser là aussi l'outrage, que ça soit dans un espace public, dans la rue, dans un parc, dans un espace privé, un bar par exemple, un sauna, un bain de vapeur, voire dans un espace vraiment privé, comme des appartements, une chambre, etc.
On estime que, par exemple, dans les années 1860, il y a autour de 10 000 arrestations pour homosexualité à Paris et on a de très nombreux exemples quand on se plonge dans les archives judiciaires, deux condamnations dans les années 1870-1880 et tout au début du XXe siècle.
Et puis, au-delà de l'outrage public à la pudeur, il y a différents chefs d'accusation qui ont pu être utilisés par la justice, que ce soit l'excitation de mineurs à la débauche, l'outrage aux bonnes mœurs, l'attentat au moeurs ou l'outrage selon les définitions, qui ont pu même être utilisés contre des militants, ou contre des publications homosexuelles, par exemple. Il y avait aussi une interdiction après guerre à Paris, aux hommes de danser entre eux, etc. Donc les juges ont pu utiliser un très large éventail d'outils, sachant que les juges, quel qu'en soit le sujet, bricolent dans leur usage quotidien quand ils sont confrontés à une situation répréhensibles selon leurs convictions, et ils cherchent l'outil juridique qui est le plus adéquat.
D'où le fait qu'il n'y a pas une totale harmonie entre toutes les décisions des juges.
On peut ajouter aussi que si la borne basse de la chronologie n’est pas adaptée, la borne haute ne l’est pas non plus nécessairement. Je n'ai pas d'exemple précis, mais des journaux ont relaté encore des condamnations pour outrage public à la pudeur dans les années 1980 par exemple, qui visaient simplement des relations homosexuelles dans des lieux de drague dans l'espace public. Donc la répression de l'homosexualité ne s'est pas non plus arrêtée net en 1982.
On parle de cette année 1982 comme celle de la “dépénalisation” de l’homosexualité. Mais pour vous, le mot dépénalisation n'est pas exact.
Le mot est impropre, effectivement, parce qu'il y a il n'y a pas eu dépénalisation de l'homosexualité en tant que telle puisque, comme on l'a vu, il n'y a jamais eu d'articles du code pénal qui visaient explicitement et directement l'homosexualité, à la différence par exemple de l'Allemagne ou de l'Allemagne. Le paragraphe 75 réprimait l'homosexualité en tant que telle. En revanche, le terme reste pertinent parce qu'il désigne un ensemble de mesures prises après l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République.
Par exemple, au printemps 1981, la consigne est donnée aux services de police d'arrêter de contrôler spécifiquement les établissements homosexuels, ce qui était le quotidien de ces établissements : des descentes de police, des contrôles d'identité, des retenues aux postes, etc. Le ministre de l'Intérieur de l'époque donne consigne à la police d'arrêter de viser l'établissement, ce qui change beaucoup de la vie homosexuelle quotidienne.
De même, les fichiers homosexuels qui existaient dans les services de police ou à la préfecture sont supprimés. Il y avait un fichage des homosexuels et ce fichage s'arrête et par ailleurs, les fichiers sont vraisemblablement détruits. Par ailleurs, la France annonce aussi en 1981 cessez de reconnaître la classification de l'homosexualité comme maladie mentale. Classification qui était celle de l'Organisation mondiale de la santé. Certains délits homosexuels sont amnistiés par une loi d'amnistie aussi prise à l'été 1981. Et puis, cet âge spécifique du consentement sexuel disparaît, lui. En 1982, à la suite d'un débat parlementaire un peu long d'ailleurs, parce que le Sénat s'oppose à l'époque à cette suppression.
Il me semble qu'ouvrir cette question du rôle de l'État dans la discrimination ou dans la perpétuation de la domination, c'est ouvrir un débat très large qu'il ne faut pas refermer trop vite
Jusqu'où il faudra aller, du coup, pour être exhaustif ? Est ce qu'on s'est aujourd'hui totalement débarrassé de cette homophobie d'État ?
C’est toute la question. Et ça me semble important de la poser à partir du moment où on interroge le rôle de l'État dans la perpétuation de l'homophobie. Jusqu'où aller, où commencer et où s'arrêter ? Or, tout le concours apporté par l'État à l'homophobie, ce n'est pas seulement en matière pénale, c'est bien plus large.
Un exemple un peu un peu évident, c'est l'épidémie du sida. Quand les autorités de santé et l'Etat tardent à réagir à une épidémie qui vise avant tout les homosexuels, mais aussi d'autres groupes minoritaires, c'est une absence d'action qui, elle aussi, contribue à soutenir, encourager, perpétuer l'homophobie. De même, aujourd'hui, quand le système éducatif, le système scolaire, mais aussi le système de santé est si lent à réagir face au harcèlement, face à toutes les situations que vivent les homosexuel·le·s ou les personnes trans, là aussi, c'est une absence d'action des autorités publiques qui contribue à exposer des vies à la précarité, voire à la mort.
De même, l'action de l'Etat a longtemps été une action de non-égalité des droits, de discrimination, que ce soit par exemple dans l'accès au mariage, dans l'accès à un ensemble de protection civile et légale. Et donc il me semble qu'ouvrir cette question du rôle de l'État dans la discrimination ou dans la perpétuation de la domination, c'est ouvrir un débat très large qu'il ne faut pas refermer trop vite.
Avec toutes ces marches arrière sur le texte qui avait été initialement proposé, qu'est ce qui reste de la portée politique et symbolique de ce texte ? Est-ce qui reste tout de même important ?
Le texte reste important. Il n'est pas définitif puisqu'il doit encore être examiné par l'Assemblée nationale et l'Assemblée nationale peut le modifier. J'insiste sur le fait qu'il ne faut surtout pas se contenter d'un texte réduit. On ne peut pas s’en contenter ou dire que c’est un premier pas. D'une part parce que ce serait écrire une version de l'histoire fausse et que d'autre part, il est certain qu'il n'y aura pas de deuxième loi de réparation, et que donc cette loi, elle est extrêmement importante. Après, évidemment, on peut s'interroger sur pourquoi un certain nombre de personnes, de parlementaires se satisfont d'une version édulcorée ou tronquée de l'histoire. Assurément, par ignorance pour certains, certains d'entre eux, peut être que pour d'autres, ça les arrange aussi de diminuer l'ampleur de cette répression, à la fois parce qu'ils ne peuvent pas la nier entièrement, mais qu'en même temps il ne s'agit pas de lui donner un espace trop important.
Peut-être aussi qu’il y a une obsession, notamment dans les discours de droite, de la repentance, des dangers d’une relecture critique du passé qui menacerait l'unité nationale, le récit français, etc.
Peut être qu'il est aussi important de dire quelque chose de l'autre côté, du côté des mouvements minoritaires et des questions qui nous préoccupent. Je me suis fait la réflexion moi-même parce que j'ai un peu pris la parole à diverses reprises en insistant sur toute la violence de cette répression.
Il ne faut pas non plus que ce texte de loi et tout ce débat nous donne une image aussi faussée de l'histoire de l'homosexualité, dans le sens où l'histoire de l'homosexualité, ce n’est pas seulement une histoire de répression, ce n’est pas seulement une histoire de souffrances. Quand bien même ces souffrances ont été réelles. Ce n’est pas seulement une histoire de la violence, c'est aussi une histoire de résistances. C'est aussi une histoire de la constitution de modes de vie, de contre-cultures, de revendications politiques et culturelles. Et cette répression de l'homosexualité, aussi implacable a-t-elle été, n'a pas empêché des individus d'exister, de vivre, de militer, de s'organiser collectivement. Donc c'est aussi quelque chose qu'il faut garder à l'esprit quand on aborde cette histoire.
La France est loin d'être le seul pays qui a criminalisé et réprimé les personnes homosexuelles par le passé. La Norvège et l'Allemagne, par exemple, ont fait des efforts pour reconnaître leurs responsabilités et tenter de réparer leur histoire homophobe. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur ces exemples ?
Le cas de l'Allemagne est extrêmement intéressant à cet égard, parce que l'Allemagne a à la fois mis en place des réparations individuelles, des sommes d'argent versées aux personnes qui ont été condamnées. Mais il y a aussi prévu des formes de réparations collectives, peut on dire, qui s'adressent à la fois aux personnes visées, mais à toutes celles et ceux qui sont, qui ont été et sont encore visés par les LGBT phobies, à savoir la création d'une fondation, le Magnus Hirschfeld, qui à la fois œuvre à la reconnaissance, finance des recherches pour documenter et faire connaître toute la stigmatisation de l'homosexualité, finance des moyens de transmission de cette histoire et finance les luttes contre les LGBTphobie aujourd'hui. Et on pourrait dire que c'est aussi une manière de faire réparation et d'envisager plus généralement cette fête, cette reconnaissance symbolique et non symbolique et cette réparation vis à vis des minorités sexuelles.
Ce qui est intéressant dans tous ces cas, c'est qu'on peut aussi tirer des leçons de ce qui a été fait. L'Allemagne, par exemple, avait adopté un premier texte un peu a minima aussi, et a élargi, en se rendant compte que ça n'était pas totalement satisfaisant, a élargi le spectre des condamnations couverts par ce texte.
De même, ce que nous montrent les expériences allemandes, espagnoles ou anglaises, c'est qu'il faut réfléchir à la manière même dont les individus peuvent demander réparation. Je me base sur des recherches qu'avait présenté Flora Bolter, co-présidente de l'Observatoire LGTI+ de la Fondation Jean-Jaurès, qui a présenté ses travaux récemment. Elle soulignait que la complexité des formulaires ou des preuves à fournir, avait pu dissuader, dans certains cas, les demandes de réparations.
De même, en Angleterre, une commission a été chargée de statuer sur les condamnations qui ouvraient ou pas le droit à réparation. Et cette commission a pu prendre des décisions assez surprenantes en excluant du champ de la réparation des faits qui pourtant, d'après des organisations militantes, méritaient réparation. Comme si il y avait une forme de retour du moralisme ou de considérer que des actes sexuels, notamment des actes sexuels en public, dans des parcs, dans des jardins, finalement avaient mérité condamnation ou ne méritaient pas réparation. C'est aussi ça que doivent nous apprendre ce que peuvent nous apprendre ces expériences européennes.
Qu'est ce qu’on peut faire pour enjoindre les députés à s'emparer du sujet et à s'en emparer convenablement, puisque les sénateurices n'ont pas jugé utile d’auditionner le monde de la recherche sur ce sujet…
On n’est même pas sûrs que cette loi soit examinée. Il faut encore que cette proposition de loi soit inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Et donc, une des questions qui reste, c’est de savoir qui va l'inscrire à l'ordre du jour, est-ce que c'est un groupe d'opposition comme au Sénat ? Est ce que ce sont les groupes majoritaires ?
Il faut donc travailler à sensibiliser les parlementaires, par exemple en leur écrivant ou en les sollicitant pour qu'ils soient attentifs à cette question. Et puis, à mon sens, c'est d'alerter les parlementaires sur le caractère incomplet de cette proposition de loi, pour toutes les raisons que l'on vient d'évoquer. Et ça, c'est à la fois des simples individus comme vos auditeurs et vos auditrices par exemple, qui peuvent le faire, mais aussi des associations, des organisations LGBTI+, qui peuvent, il me semble, alerter aussi sur les lacunes ou les incomplétudes de cette proposition de loi. En tout cas, effectivement, il me semble extrêmement important que les parlementaires soient alerté·e·s sur les problèmes que pose cette proposition de loi.
Vous disiez que, notamment en 2022, à l'occasion des 40 ans de la dépénalisation de l'homosexualité, il y avait eu aussi un travail pour rappeler à la société, de manière générale, qu'il y avait bien existé une répression de l'homosexualité, parce qu'aujourd'hui pourrait effectivement apparaître comme naturel, de faire preuve de tolérance, d'ouverture d'esprit. Et pourtant, cette histoire, elle a existé et elle continue aussi de se perpétuer à travers d'autres mécanismes, d'autres logiques de domination. Qu'est ce qu'il y a d'autre comme leviers d’action que cette proposition-là, pour continuer à rappeler cette histoire ?
La proposition de loi n'est en effet qu'une petite partie de tout un débat historique et politique qui peut et doit avoir lieu. La question de la transmission de l'histoire. L'homosexualité est extrêmement centrale. Transmission par plusieurs moyens. Par exemple, quelle est la place aujourd'hui de l'histoire ? L'homosexualité dans les manuels scolaires? Quelle est la place de l'histoire de l'homosexualité dans ce qui est enseigné aux enfants des écoles, des collèges ou des lycées ? Par exemple, quelle est la place de l'histoire de l'homosexualité dans les programmes des institutions culturelles dans les grands musées ?
Cette place est extrêmement réduite aujourd'hui. Il y a eu quelques initiatives récemment, mais c'est très récent et très timide. Donc c'est en cela que c'est une discussion plus large. Il y a aussi tout un débat sur la création de centres d'archives LGBTQI plus à Paris et dans d'autres villes. Ces centres existent par ailleurs aussi. Il y en a à Lyon, il y en a à Marseille, avec peu de moyens, il faut le dire. Et pourtant ce sont des lieux extrêmement importants, à la fois de conservation, de préservation, de collecte de l'histoire LGBTQI plus et aussi de la transmission vers un large public de cette histoire. Or, pour l'instant, ces questions historiques sont avant tout portées par les minorités sexuelles elles-mêmes, par des modes de transmission qu'on pourrait dire communautaires, liés à ces associations, ou par des chercheurs qui, par leurs livres, par la recherche, travaillent à transmettre cette recherche. Mais de fait, cette transmission est encore extrêmement partielle, alors qu'elle devrait être bien plus large.
— « Les années clandestines », une série signée Ariane Chemin pour le journal Le Monde, qui réunit de nombreux témoignages d'hommes gays condamnés en raison de leur homosexualité.
— Marcela Iacub, Par le trou de la serrure, Fayard, 2008
— Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, Hachette, 1999
Présentation : Nathan Binet
Réalisation : Colin Gruel