Le podcast qui met en lumière les métiers de l'ombre du cinéma et de l'audiovisuel. • 507 heures
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L'activiste féministe et anti-grossophobie, fondateur du collectif Gras Politique, auteurice de "Gros n'est pas un gros mot" (Flammarion) et réalisatrice du documentaire "Daria Marx : ma vie en gros" sur France 2 en 2020, est de retour !
Il publie 10 questions sur la grossophobie, un ouvrage qui s'appuie moins sur son témoignage personnel que sur la littérature scientifique pour dézinguer les arguments grossophobes. Elle est notre invitée cette semaine pour fêter la parution de ce nouveau livre, qui sort aujourd'hui.
Le Lobby : Le terme “grossophobie” est entré dans le dictionnaire en 2019. À quoi renvoie-t-il ?
Daria Marx : La grossophobie est l'ensemble des attitudes discriminatoires qui sont faites aux personnes grosses. Donc ça recouvre à la fois les discriminations d'ordre privé : dans l'intime, dans la famille, les discriminations qu'on peut subir au travail, dans l'accès aux soins, et puis aussi l'organisation grossophobe des politiques publiques, comme par exemple celles de la santé. Par exemple : dans la manière dont on conçoit les transports en commun de demain, est-ce qu’on prend en compte les personnes grosses ou est-ce qu’on les pense de manière grossophobe ?
Dans le livre, tu fais un panorama scientifique de la lutte contre la grossophobie. Tu racontes que ce combat commence dans les années 1960, avec notamment le mouvement des droits civiques.Le livre est historique, il retrace les débuts de ce mouvement.
Ça me tenait vraiment à cœur de retracer l'histoire de ce mouvement à la fois aux États-Unis parce que ça part des États-Unis, mais aussi en France, parce que je trouve qu’on ne rend pas assez hommage aux militant.e.s de jadis, de naguère. Si je suis là aujourd'hui, si je peux porter cette lutte, c'est que j'ai eu la chance d'avoir des idées insufflées en moi quand j'avais 18 ans, quand j'étais plus jeune. Et ça me tenait vraiment à cœur de rappeler ça. Et puis, pour ce qui est de l'émergence de la lutte contre la grossophobie en partenariat avec la lutte des droits civiques dans les années 60-70, ça me tenait aussi à cœur parce que il faut rappeler que ce sont des femmes grosses et souvent racisées qui ont commencé à porter cette lutte et on a tendance à l'oublier. On a toute la trend du body positive, qui est devenue très blanche. Je crois qu'il fallait vraiment rendre à ces femmes justice et leur dire merci pour ce qu'elles ont accompli et ce qui nous permet d'être là aujourd'hui.
Tu parles de “vagues de mouvements de lutte” contre la grossophobie, un peu comme le féminisme. Et je trouve que c’est hyper intéressant parce qu’on peut vraiment dater ces vagues aujourd'hui, on serait à une troisième ou quatrième vague de lutte contre la grossophobie?
Oui, je pense qu'on est un peu dans une quatrième vague, un peu comme pour le féminisme où on s'aperçoit que la grossophobie fait partie de l'éventail intersectionnel des luttes qu'il nous faut prendre en compte si on veut s'affirmer comme luttant contre les discriminations aujourd'hui. Et je pense que les personnes qui luttent contre la grossophobie sont elles-mêmes intersectionnelles, en tout cas devraient l'être. Et j'appelle mes consoeurs et mes confrères qui luttent contre la grossophobie à être dans l'intersectionnalité et à penser la grosseur avec les autres discriminations. Parce que c'est comme ça qu'on aborde la réalité des attitudes discriminantes aujourd'hui.
Et d'ailleurs je te cite juste sur un petit passage, tu dis : “Il est impossible de nier qu'un mouvement sérieux est en marche en France, sous l'impulsion de petits collectifs autonomes et de leurs actions de sensibilisation menées dans les écoles, certaines facultés et les associations.” Et je me demandais si on pouvait dire que la sensibilisation à la grossophobie, le fait même qu'on puisse aujourd'hui parler de “grossophobie”, moi à ce micro l’employer, c'est le résultat des luttes directes de petits collectifs autonomes?
Oui, on ne peut pas dire qu'il y ait une vraie vague de mobilisations incroyable. Il n'y a pas eu de Fat Pride dans les rues, les gros n'ont pas dévalé les Champs Élysées. Tout ça n'est pas arrivé. Mais par contre, il y a vraiment eu des tas de petits collectifs qui ont fait beaucoup de bruit. Évidemment Gras Politique c'est le mien, donc je le cite avec plaisir. Mais aujourd'hui il y a la lutte des Gras.ses à Toulouse, Gros Amour à Rennes. Il y a eu le livre de Gabrielle Deydier qui a fait du bruit. Il y a eu Leslie Barbara Butch qui a porté aussi un message. Mais il y a plein d'individus et de collectifs qui ont fait beaucoup, beaucoup de bruit. On est tellement gros qu'on n'a pas besoin d'être beaucoup pour faire du bruit. Donc c'est fantastique. Il faut vraiment penser à eux et les remercier.
Pour parler un peu plus du livre en lui même, en tant qu'objet, j'ai cru comprendre que c'était les éditions Libertalia qui t'ont contacté pour l'écrire dans le cadre d'une collection qui s'appelle “Dix questions sur”, dans laquelle on retrouve par exemple Dix Questions sur l'anarchie. C'est celui dont je me rappelle le plus. Comment le lien avec les éditions s'est fait?
J'ai la chance de travailler avec une agente littéraire qui s'appelle Julie Finidori qui travaille avec plusieurs maisons d'édition, et c'est elle, je crois, qui a proposé ce projet à Libertalia. Et eux ont été tout de suite très intéressés, ce qui n'est pas étonnant parce que c'est une très chouette maison d'édition qui traite beaucoup des discriminations et des luttes sociales. Donc c'était très chouette. J'ai eu carte blanche pour écrire ce livre où j'ai vraiment pu dire ce que je voulais. Ils m'ont vraiment offert la liberté de rentrer dans la profondeur des choses. Le premier livre que j’ai écrit Gros, n'est pas un gros mot, c'est un peu un résumé, un petit panorama de c'est quoi la grossophobie? Comment est ce qu'on la reconnaît? Là, j'ai eu la chance de pouvoir rentrer en profondeur dans les choses, de travailler mes sources, d'avoir le temps de le faire et le nombre de pages nécessaires pour le faire. Donc c'est super.
La seule contrainte formelle, c'était les 10 questions?
Voilà, la seule contrainte et “tu nous le rends tel jour”.
Tu l'as écrit en combien de temps?
Deux mois et demi environ.
Ça faisait longtemps que tu rassemblais un peu des sources? Comment as-tu rassemblé le matériel?
C'est quelque chose qui me préoccupe au quotidien. Donc il n'y a pas un jour où je ne fais pas une veille sur la grossophobie, où je me note pas des trucs, où je ne lis pas quelque chose. C'est un peu mon obsession n°1. Tout est un peu dans ma tête. J'ai juste fait un plan et le format des questions m'a beaucoup aidé pour ça, pour organiser mes idées. Et puis après, bah on a bossé hein.
Samedi dernier, tu disais que c'était la première fois qu'on te demandait de faire quelque chose qui ne soit pas un témoignage de ta vie de grosse, qui n’incluait pas forcément le récit de ta vie entière. Est ce que tu peux nous parler un peu de ton rapport à ça? Qu'est ce que ça change de faire quelque chose de purement factuel?
Aujourd'hui, je trouve qu'on demande beaucoup aux militant.e.s qui portent un discours sur une discrimination qu'ils subissent eux/elles mêmes, de raconter leur vie pour être crues, pour être entendues. Et ça s'entend vraiment dans les podcasts, dans les livres, y a une espèce d'économie du témoignage qui se fait, qui moi commence à me déranger un peu. Je vais faire un parallèle qui a un peu trigger peut être, mais c'est comme quand on dit il faut dire “je te crois” quand quelqu'un te raconte qu'il a été agressé.e, ok, mais une fois que t'as dit je te crois, il se passe quoi? En fait, j'ai l'impression qu'on parle, on parle, on parle mais il se passe rien derrière. Et je trouve qu'on a ce moment où ok, on sait que tout ça existe, qu'est ce qu'on en fait? Comment bouger les choses? Et vraiment ce livre, il me donne un peu l'espoir de penser que je donne des clés pour changer les choses, que je donne des clés pour comprendre qui ne sont pas que des témoignages. Je ne vais pas chercher sur l'émotionnel, je dis regardez : les faits c'est qu'il y a pas d'ambulances dans ton département en France qui puisse supporter les gens au-dessus de 130 kilos. Qu'est ce qu'on fait de ça ?
J'ai l'impression qu'il faut qu'on se confronte aux faits aussi, et pas seulement à des témoignages qui appellent l'émotion. Ah ben oui, c'est triste, mais il se passe rien derrière en fait. Et puis la compassion des gens c'est super. Mais moi, je veux aussi des ambulances, de l'accès aux soins, de l'accès à l'embauche, les mêmes droits pour tout le monde. C'est super si on arrête de me traiter de grosse truie dans la rue, mais ça ne va pas changer toute ma vie quoi.
C'est vraiment de changer le système, en fait…
Absolument. Et puis c'était l'occasion, ce livre, de montrer que la grossophobie s'organise dans un système. Et on est tout le temps à parler de lutte systémique, de racisme systémique, de choses systémiques. Mais en fait, la grossophobie est systémique. La grossophobie participe à ce système qui trie les gens selon leur degré de dignité. Si vous êtes mince, vous êtes digne d'accès aux soins, vous êtes digne d'avoir un emploi, vous êtes digne d'avoir un compagnon, d'avoir une compagne. Mais si vous êtes grosse, on décrète les politiques de santé et les politiques d'embauche. Plein de choses décrètent que vous n'êtes pas digne d'exister dans l'espace public. Donc il y a une organisation politique de l'indignité des corps gros.
D'ailleurs, tu dis dès la première page “On parlera aujourd'hui de grossophobie internalisée. Être grosse est une abomination. Il faut donc se prémunir à tout prix de cet état de disgrâce sociale. On devient donc un bourreau pour soi et pour les autres en appliquant des préceptes normatifs inutiles.” Ce qui m'a marqué, c'est qu'à un moment tu parles de certaines études qui sont faites avec des enfants pour comprendre comment telle ou telle discrimination se met en place et qu’on s'est rendu compte que la grossophobie c'était une des discriminations qui était internalisée le plus tôt. Peut-être même plus que d'autres.
Oui, c'est ça, internalisé très tôt. D'abord, il y a des messages à la maison qui sont très forts sur le fait de ne pas devenir gros. Moi, il y a quelque chose qui me frappe toujours dans les études, c'est que le trouble du comportement alimentaire le plus répandu dans les classes supérieures, c'est l'anorexie. Et le trouble le plus répandu dans les classes “CSP-” (on dit comme ça), c'est plutôt la boulimie/l'hyperphagie parce qu'en fait c'est valorisé d'être mince dans les classes supérieures et donc l'anorexie s'y développe sans qu'on y trouve matière à dire. Alors que si on est gros.se dans les classes supérieures, c'est vécu comme un déclassement. Donc ça c'est vraiment intéressant socialement et ça correspond très bien à ce qu'est la réalité des gros.ses en France notamment, où les grosses sont principalement des personnes pauvres ou en situation de précarité qui n'ont pas accès à une alimentation de qualité ou qui ne peuvent pas faire les choix alimentaires qu'ils aimeraient faire.
Tu parles de “panique morale de l'obésité”, un concept que tu dates des années 1990, qui sont les premières années de ce que les militant.e.s contre la grossophobie appellent “la panique morale de l'obésité”. Qu'est ce que c'est?
Une panique morale, c'est exactement ce qui se passe avec les personnes trans en ce moment. C'est la panique morale, c'est à dire qu'on va choisir quelque chose, alors, ça peut être la transidentité, les transitions de genre, ou alors ça peut être l'obésité et on va dire ah là là, c'est la cause de tous les maux et on va tous mourir. Et c'est ces gens là qui font capoter la société. Et regardez comme ce sont des monstres et tout est de leur faute, etc. C'est à dire qu'on va prendre un épiphénomène ou alors une maladie, ou alors juste un état de fait, et on va décider que c'est ça qui cause tous les malheurs du monde et que ces gens là sont mauvais. C'est exactement ce qui se passe avec l'obésité, aux États-Unis, un jour on décrète que l'obésité est une épidémie. C'est quand même très étrange que l'épidémie, on le sait bien avec ce qu'on vient de se prendre dans la gueule avec le Covid, c'est lié à la maladie, c'est à dire la transmission de germes ou de virus. Mais là, on annonce que l'obésité serait une épidémie. Donc comment ça se passe? On ne sait pas. Est ce que si je touche quelqu'un, il devient gros? Enfin, vraiment, c'est très bizarre, on fait de l'obésité le pire truc du monde.
C'est-à-dire que les dirigeant.e.s américain.e.s disent qu’il faut que tous les Américain.e.s perdent du poids. On est en guerre contre l'obésité. Il y a un vocabulaire très martial qui se met en place. On organise une panique chez les gens pour leur faire croire qu'être gros.se, c'est la pire chose du monde. Il y a cette étude dont je parle dans le bouquin, quand même très intéressante, si on parle juste des conséquences de l’obésité sur la santé, puisque c'est ça dont on nous parle tout le temps. Il y a une méta étude qui dit oui, effectivement, l'obésité pourrait être un facteur de risque X2 sur des pathologies. Ok j'entends, mais ce qui est X3, c'est la pauvreté. Donc il vaut mieux aujourd'hui être riche et obèse que mince et pauvre. Et ça personne n'en parle. Y a aucune panique morale sur les pauvres, ça, ça emmerderait un peu trop les gens.
Tu parles beaucoup dans ton livre du fait que la grossophobie, c'est vraiment à l'intersection d'autres discriminations. Et tu rappelles que les prémices de la lutte contre la grossophobie se confondent avec celles d'autres populations minorisées aux États-Unis. Donc c'est lié au mouvement des droits civiques et aux personnes des droits LGBTQ+, mais aussi au sexisme. Tu dis à un moment que “les femmes doivent rester fragiles pour ne pas inquiéter la puissance des hommes. Leurs rondeurs doivent donc se cantonner à leurs caractères sexuels secondaires ou à leurs épaules” et aussi au racisme comme tu viens de dire. Ce qui m'a le plus frappé, c'est cette intrication entre grossophobie et racisme.
Oui, c'est très clair et c'est encore peut être plus clair aux États-Unis, où les questions de race sont extrêmement visibles. Mais il y a quelque chose d'attaché à la grosseur, notamment chez les personnes noires aux États-Unis, qui les diabolise complètement et qui les cantonne dans une sous classe par rapport aux Américain.e.s blancs. Et ça, c'est indéniable. Et c'est en train d'arriver en France petit à petit. Et ça arrive par des biais parfois qui se veulent bienveillants. Par exemple, c'est les nutritionnistes dans les associations d'accueil de personnes exilées qui vont dire ah, vous avez tendance à prendre du poids, il faudrait adopter un régime occidental, donc il faudrait arrêter de manger comme vous l'avez appris toute votre vie. Non, vous allez manger un jambon beurre parce qu'en France on mange du jambon beurre. Enfin, c'est complètement déconnant. Il faut s'intégrer à tout prix et dans le bon moule pondéral et dans le moule culinaire. Il faut devenir un vrai français lambda.
Je voulais aussi parler de la reconnaissance légale de la grossophobie. C'est la septième question de l'ouvrage. Tu demandes comment faire exister la discrimination grossophobe légalement? Parce que pour l'instant, le délit de grossophobie n'existe pas. Et tu dis que pour faire reconnaître des propos ou des gestes, il faut soit choisir entre du harcèlement moral, par exemple dans un cadre de travail ou une discrimination liée au handicap.
Voilà, Le problème, c'est qu'aujourd'hui en France, la loi, elle dit qu'il y a une discrimination à l'apparence physique. Dans l'apparence physique, il y a le critère de poids. Mais la discrimination grossophobe n'existe pas vraiment légalement. Donc on a du mal à aller porter plainte pour grossophobie. Dans des cas où on ne porte pas plainte, mais dans des cas de prudhommes par exemple, ou de choses comme ça, quand il y a des mots grossophobe, des preuves d'agression grossophobe, on ne va pas retenir la grossophobie, on va retenir le harcèlement au travail comme critère de jugement. Et quand on retient la grossophobie, on dit ah, on a discriminé une personne malade parce qu'on considère que la personne grosse est malade. Donc vraiment, on n'est pas à l'aise avec tout ça parce que ça reflète pas du tout la réalité des choses qui fait que vraiment il y a des discriminations juste grossophobes parce que les gens n'aiment pas les gros.ses. C'est vraiment un impensé total pour l'instant de la justice et il n'y a pas tellement encore de plainte pour grossophobie pure. Par exemple, on pourrait porter plainte pour insulte grossophobie, pourquoi pas. Pour l'instant, ça n'existe pas.
Est-ce que pour toi ce serait important justement qu’il y ait cette reconnaissance là?
Malheureusement, c'est important de le faire parce qu'on est en France et qu'en France on est un pays où pour faire exister une discrimination, il faut qu'on puisse pouvoir dire “Alors voilà, on a une augmentation de temps, de pourcentage de plaintes sur X, sur ce terme là ou sur cette discrimination là”. On est dans un truc très procédurier. Donc oui, je pense qu'il va falloir qu'on fasse comme ça pour faire exister légalement cette discrimination.
Parlons de ton podcast Matière Grasse, le podcast de l'association Gras Politique... pour l'instant il compte deux saisons, il y a aussi des hors-séries et des capsules et il est garanti “sans publicité pour crème amincissante ou régime farfelu” ! Vous faites aussi des capsules où vous présentez des artistes gros.ses, par exemple Cass Eliott ou Mama Cass qui était la chanteuse du groupe américain The Mamas and the Papas. Quelles figures de gros.ses t'ont marquées dans ta vie, que ce soit des militant.e.s ou des artistes?
C'est une bonne question. Quand j'étais petit.e et ado.e, j'ai 43 ans, il n'y avait personne. C'est fou, mais les seules représentations c'était soit des gros qu’on montrait parce qu'ils allaient être au régime soit… il y avait un livre qui m'avait vachement marqué, mais c'était horrible parce qu'en fait, la grosse, elle se coupait les bourrelets dans sa baignoire. Mais en fait, j'étais tellement content d'avoir un personnage gros que presque. Ce n'était pas grave, j'étais content. Après, à la télé tout ça, il y avait vraiment personne où ça arrivait plus tard. Beth Ditto a changé ma vie quand même, quand je l’ai vue débarquer avec ce côté punk, la voir en concert à moitié à poil sur scène, adulée par des dizaines de milliers de gens. C'est incroyable à voir comme incroyable. Et puis au niveau des militant.e.s, j'ai commencé à militer contre la grossophobie quand j'avais 18 ans, je suis allé dans une association qui n'existe plus aujourd'hui, mais qui s'appelait Allegro Fortissimo, qui avait été fondée par un homme qui s'appelle Anne Zamberlan, qui était une comédienne incroyable, qui avait été égérie de Virgin Megastore, qui avait posé nue pour Virgin Megastore, qui avait son corps potelé partout dans les rues de Paris. C'était tout un truc.
Et moi, j'ai rencontré là bas des femmes. Je peux parler par exemple Sylvie Benkemoun, elle est présidente du GROS, le groupe de réflexion sur l'obésité et le surpoids, qui m'a beaucoup appris. Catherine Lemoine, une autre personne. Des femmes qui sont des anonymes pour vous, mais qui m'ont montré le chemin et qui même parfois sans discours militant, m'ont juste dit, m'ont rien dit mais m'ont juste montré que elle avait 20 ans, 30 ans de plus que moi et qu'elle avait eu un métier, qu'elle s'était éclatées, qu'elle avait eu des vies amoureuses, que ça allait aller en fait. Et moi, toute mon adolescence, je voulais juste qu'on me dise que ça allait aller en fait. Et parfois, quand je parle ou quand je rencontre des gens. C'est pour ça que j'ai fait un peu le documentaire aussi. C'était juste que je me suis dit il y a une petite grosse qui va avoir ça chez elle, elle va dire “Ok, ça va aller, en fait, c'est pas si pourri, on va s'en sortir, c'est possible.”
Entre ton adolescence et maintenant, est ce que tu trouves qu'en terme de représentations ça a changé? Alors évidemment, toi tu t'y intéresses fortement et comme tu disais, tu fais une veille sur ça. Mais est ce qu'il y a peut être plus d'artistes gros.ses connues?
Oui, il y a plus d'artistes gros.ses, par exemple il y a Lizzo, il y a quand même des gens connus, mais vraiment pas dans le même pourcentage qu’il y a de personnes grosses dans la vraie population. On est très en retard. À la télé, j'ai pas l'impression qu'il y ait des gros.ses à la télé. Mais bon, comme il n'y a pas de personnes en situation de handicap, comme il n'y a pas trop de personnes racisées, on est quand même encore sur un modèle des années 90 de la télé. C'est très bizarre ce qui se passe en France, alors que si on allume la télé aux États-Unis ou en Angleterre, vraiment, il y a une diversité de population, de corps. Non, je ne trouve pas que ça avance tant que ça. On a toujours droit aux reportages “Ils ont un été pour maigrir, les adolescents vont au camp d'été” je sais pas quoi. Ou alors “Elle fait la chirurgie de la dernière chance”. Enfin voilà, c'est toujours quand même assez putassier sur les questions de grosseur à la télé, sensationnalistes. Laurence Boccolini, elle s'en est pris plein la tronche. Alors après on m'a dit qu'il y avait une petite grosse dans la Star'Ac cette année. J'ai pas regardé mais voilà donc je lui souhaite bon courage et bonne chance. Mais pareil toutes mes potes qui regardaient me disaient ah là là, elle est super, mais elle est trop mal habillée quoi. Ca veut dire qu'en fait les stylistes de la Star’Ac ils ont pas fait l'effort d'aller chercher des fringues pour cette meuf qui devait dépasser un 42 ou un 44. C'est toujours les mêmes problèmes.
D'ailleurs, tu parles beaucoup de vêtements dans ton livre.
C'est un vrai sujet. Bon, moi c'est pas ma came mais c’est un sujet quand même ! D'abord, trouver des vêtements. Plein de gros.ses à qui je parle me disent “mais en fait moi je sais pas quel style j'aurais si j'étais mince”. Parce qu'en fait, nous on n'a pas de style, on a un rayon qui s'appelle le rayon grande taille et on est toustes censé·e·s aimer ce qu'il y a dedans parce qu'en fait c'est comme ça, il y a qu'un rayon, donc à partir du moment où tu dépasses le 48, on décrète que ton style n'est pas gothique ou punk ou je sais pas quoi, c'est grande taille. C'est hyper limitant. On n'a pas toustes les talents d'apprendre à coudre, de faire des trucs. Moi je les ai pas en tous cas. Et puis il y a tout le problème éthique d'aujourd'hui et de la fast fashion. Aujourd'hui, on a des gens qui voudraient taxer la fast fashion. Alors je comprends bien l'idée. La planète brûle, on en est tous et toutes conscients. Mais aujourd'hui, moi si je peux pas me fringuer en fast fashion, je peux pas me fringuer. Donc il va falloir choisir, genre soit la nudité, soit vous me laissez acheter des trucs en fast fashion et je le fais pas de gaieté de cœur et je n'achète pas toutes les semaines des paniers de ouf en fast fashion. Mais il y a une réalité: au dessus du 54, il n'existe rien quoi
Tu dis que ça passe beaucoup par internet, comme si c'était quelque chose de pas du tout commun.
Moi j'habite à Paris qui est quand même censée être la capitale de la mode, la mode, la mode, la mode. Il y a un magasin où je peux m'acheter peut être un t-shirt, un jean, un seul. Et pas un jean et un short que j'aime, que je kiffe. Juste un truc pour me couvrir. Il y en a à peu près un seul et c'est une marque allemande. Enfin voilà quoi. Mais sinon, il y a que ça quoi. Même H&M a retiré tous ses rayons grande taille parce qu'ils ne veulent pas de gros dans leurs magasins, ça fait tache. C'est très grave.
Je voulais parler d'un petit article que tu as écrit dans Feu! l'Abécédaire des féminismes présents qui a été dirigé par Elsa Dorlin et qui est sorti en 2021. Le nom de ton article, c'est “Mon genre, c'est grosse” et tu parles notamment du brouillage qu'il y a quand on est gros.se, avec son propre genre. C'est aussi un sujet dont tu parles beaucoup par ailleurs. Pourquoi ton genre c’est grosse?
En fait, si le genre est une construction sociale, ce à quoi j’adhère, moi je suis vue comme grosse. J'ai vraiment l'impression que je suis pas vue comme une femme. Je ne suis pas vue comme un homme, je suis vue comme grosse, c'est vraiment ça qui me colle à la peau. Je suis traitée comme une grosse, je suis vue comme une grosse, je suis jugée comme grosse. On me colle des attitudes, des adjectifs, des préjugés parce que je suis grosse. Ça passe avant tout. En fait, ça recouvre complètement mon identité de femme ou d'homme, si j'étais une femme ou un homme. Ça prend le dessus sur tout. Donc vraiment, je pense que toutes mes histoires sentimentales, mes histoires sexuelles, tout ça, c'est d'abord parce que je suis gros.se, que j'ai vécu plein de choses. Pas forcément parce que je suis un homme ou une femme.
Et d'ailleurs, dans un épisode de Matière Grasse que je recommande vivement sur les trans masculinités, à un moment, tu demandes à tes invités s'ils ont plus vécu de transphobie ou de grossophobie. Et la plupart répondent de la grossophobie. Et peut être est ce que parce que la grossophobie c'est plus prégnant ou peut être plus incapacitant que la transidentité au niveau de l'intégration dans la société?
C'est un peu dur de poser cette question… Il y a beaucoup de transphobie, mais vraiment ça me tenait à cœur d’essayer de poser une échelle, mais je pense que oui. D'abord, la grossophobie, elle est partout, tout le temps, dès l'enfance, même quand tu sais pas encore qui t'es, si t’es trans, si t’es pas trans. Et puis ensuite, la grossophobie se marie très très bien avec la transphobie. Aujourd'hui, on a des gens qui sont “interdits” de transition par des médecins qui disent ah bah non, je ne vais pas te filer des hormones, tu vas grossir. Non, je ne vais pas te faire ta torso parce que tu vas mal cicatriser, parce que je peux pas t'endormir… alors qu'on sait très bien opérer les gros. On le sait, parfois c'est plus compliqué, c'est vrai, parfois il y a plus de risques post-opératoires, c'est vrai aussi, mais on sait faire. On peut aussi expliquer à un.e patient.e: voilà les risques, voilà ce qui se passe. On peut aussi en discuter. En fait, on n'a pas à refuser des soins comme ça.
Donc aujourd'hui, les personnes qui sont grosses, elles vont voir les deux mêmes chirurgiens qui font des opérations qui ne sont pas super top. C'est très pénible quoi. J'ai plein de récits de personnes trans grosses autour de moi qui me disent c'est plus difficile d'avoir un passing quand on cherche à avoir un passing, quand on est gros.se. Parce que quand on est gros.se et qu'on a des hanches ou de la poitrine qu'on fait pas encore une torso, bah c'est plus compliqué de binder une poitrine. L'obésité est dite soit androgyne, soit féminine. C'est un peu binaire, mais c'est comme ça. Mais quand le gras se déplace pas, on peut avoir beaucoup de ventre, comme un ventre “d'homme” et du coup c'est plus difficile d'avoir des femmes. C'est des questions sur le genre qui sont très présentes. Et donc la grossophobie et la transphobie vont très bien ensemble malheureusement.
Tu as participé à un ouvrage qui s'appelle Fruits de la colère, dirigé par Pauline Harmange, avec d'autres autrices comme Douce Dibondo, Fatima Ouassak et Kiyémis. C'est quoi ton rapport à la colère? Et en quoi la colère, ça peut servir les luttes?
La colère, c'est un vrai truc pour moi. J'ai passé des années à pas savoir que j'étais en colère, tout disait que j'étais en colère pourtant, ma façon de vivre, ma façon de me faire du mal, ma façon de me taper la tête contre les murs, vraiment, je pense que tout le monde dehors savait que j'étais en colère. Tout le monde sauf moi, parce que j'avais été tellement élevé.e dans une petite case très petite, où on n'a pas trop le droit de dire pas trop le droit de bouger. On m'avait tellement dit que bah déjà j'étais assez grosse, donc on va peut être pas trop remuer à côté. Bien fermer sa gueule. En fait, je m'autorisais même pas à être en colère. Et puis le jour où j'ai eu accès à ma colère, c'était vraiment fort et c'était pendant tout un moment.
Ça a même joué contre moi, ça a été dévorant. Je me suis laissée bouffer par cette colère et j'ai eu besoin de la hurler, de taper dans des trucs. J'ai vraiment eu besoin d'être en colère très longtemps. Je pense que ça a coïncidé aussi avec mon éveil au féminisme et donc ça allait bien ensemble quelque part, parce que j'avais aussi des raisons d'être très en colère. Mais j'ai eu un peu le zèle du converti où tu te mets en colère tout le temps et tu trouves pas de répit et ta colère engendre de la colère. Et c'est un espèce de boule de feu comme ça. Et en même temps, cette colère, elle m'a fait beaucoup de bien parce qu'elle m'a libérée d'un tas de trucs. Elle m'a autorisée à être un tas de trucs, à dire des choses à crier quand j'en avais besoin, à mettre des stops à plein de gens, à plein de choses dans ma vie. Donc voilà, je pense que la colère c'est un équilibre compliqué. Je pense qu'elle nourrit et à la fois elle te brûle. Donc il faut vraiment trouver le bon spot au milieu. Mais vraiment, je vous souhaite à tous et à tous d'accéder à votre colère. C'est très très très puissant, mais il faut apprendre à gérer le truc.
> Site de Gras Politique : https://graspolitique.fr/
> Dix questions sur la grossophobie de Daria Marx aux éditions Libertalia : https://editionslibertalia.com/catalogue/dix-questions/daria-marx-dix-questions-sur-la-grossophobie
> Feu! L'abécédaire des féminismes présents, Elsa Dorlin (dir.), aux éditions Libertalia : https://www.editionslibertalia.com/catalogue/hors-collection/feu-abecedaire-des-feminismes-presents
> Fruits de la colère, Pauline Harmange (dir.), aux éditions Hachette/Les Insolentes : https://www.hachette-pratique.com/livre/fruits-de-la-colere-9782019463106/
> Le podcast "Matière grasse" : https://graspolitique.fr/matiere-grasse/
Retrouvez Daria Marc le 12 avril à la librairie Violette and Co pour une rencontre autour de son livre !
Présentation : Zoé Monrozier
Réalisation : Colin Gruel